Editions de Minuit, collection Le sens commun, 1988.
Le grand sociologue (auquel j’avais consacré un édito lors de sa disparition) réédite et augmente, à la faveur du scandale provoqué par la parution française du Heidegger et le nazisme de Viktor Farias (Verdier, 1987), une étude parue en 1975 dans les Actes de la recherche en sciences sociales et disponible en ligne . C’est l’occasion de rappeler en introduction qu’un débat sur le nazisme de Heidegger et le degré de contamination de sa philosophie par l’idéologie de la dictature (et réciproquement) avait déjà fait rage dans les années 1960, du vivant du philosophe (disparu en 1976).
La liste des chapitres annonce bien le propos :
Avertissement au lecteur - Introduction : Une pensée louche - Chapitre 1 : La philosophie pure et le Zeitgeist - Chapitre 2 : Le champ philosophique et l’espace des possibles - Chapitre 3 : Une « révolution conservatrice » en philosophie - Chapitre 4 : Censure et mise en forme - Chapitre 5 : La lecture interne et le respect des formes - Chapitre 6 : L’auto-interprétation et l’évolution du système
Philosophe de formation, Bourdieu (né en 1930) a bifurqué vers la sociologie à la fin des années cinquante. L’un de ses principaux concepts est celui de "champ" : la philosophie en est un, au sein duquel se déploient des rapports de force entre dominants et dominés. Occupant dans le champ philosophique une position éminente, Heidegger y transpose comme en contrebande les codes d’un champ politique, celui de la "révolution conservatrice" allemande des années 1920, animé notamment par Ernst Jünger et Oswald Spengler. Il se montre ainsi, pendant toute sa vie, très proche des thèses avancées par Jünger dans Le Travailleur (1932).
Ce travail est à ma connaissance l’expression la plus développée de Bourdieu sur le nazisme... Or celui-ci n’est qu’effleuré de façon indirecte, comme le montre l’index, où Hitler figure une fois et aucun autre hiérarque nazi (une mention de Goebbels est cependant omise). Le développement le plus précis de trouve p. 118 (il formait la conclusion de l’article de 1975) :
Ceux qui s’interrogent sur le nazisme de Heidegger accordent toujours trop ou trop peu d’autonomie au discours philosophique ; Heidegger a été inscrit au parti nazi, c’est un fait ; mais ni Heidegger I ni Heidegger II [1] ne sont des idéologues nazis au sens du recteur Krieck [2] dont les critiques ont pu incliner Heidegger à prendre ses distances avec le nihilisme. Ce qui ne veut pas dire que la pensée de Heidegger ne soit pas ce qu’elle est, un équivalent "structural" dans l’ordre "philosophique" de la révolution conservatrice dont le nazisme représente une autre manifestation, produite selon d’autres lois de formation, donc réellement inacceptable pour ceux qui ne pouvaient la reconnaître que sous la forme sublimée que lui donne l’alchimie philosophique.
Il y a là deux raccourcis. Bourdieu assimile le nazisme
à la "révolution conservatrice" ;
à un pur et simple nihilisme.
La folie hitlérienne n’est pas soupçonnée, dans les deux sens du terme : elle n’est pas perçue, et son rôle non plus. Et pas davantage le fait que cette folie a failli, au moment de la chute de la France, engendrer un résultat durable : un triomphe du racisme en Europe, avec une éclipse totale de la démocratie, sans le moindre espoir d’en venir à bout militairement. Cette situation n’aurait probablement pas duré mille ans, mais il aurait bien fallu quelques décennies pour que mûrissent des contradictions propres à menacer son existence.
Il ne s’agissait donc pas, mais pas du tout, d’un nihilisme.