éditions F-X de Guibert, mars 2010
A l’occasion de la parution des interrogatoires de Pétain dans un livre signé de Benoit Klein et préfacé par Marc Ferro, je mets en ligne ces pages vieilles d’un an, pour nuancer le constat suivant lequel les procureurs s’étaient sottement (et en vertu d’une commande politique) attachés à démontrer que la venue au pouvoir du maréchal résultait d’un complot, au lieu de s’appesantir sur l’armistice et sur la collaboration.
Une archive allemande publiée et traduite en français en 1960 montre en effet que, d’une façon diamétralement opposée à sa déontologie d’ambassadeur, le maréchal s’était répandu à Madrid le 17 mai en propos défaitistes, qui ne pouvaient manquer d’avoir été portés à la connaissance de Hitler et de contribuer à sa stratégie consistant, au cas où l’Angleterre garderait à sa tête le belliqueux Churchill, à proposer un armistice "modéré" à un gouvernement français résigné.
D’un point de vue strictement judiciaire, il y avait là de quoi fonder une accusation d’entente avec l’ennemi. Mais pour que le chef de "complot", finalement abandonné lors du verdict, fût étayé, il aurait importé de mettre en urgence des limiers sur la piste des archives allemandes. Pourquoi cela n’a-t-il pas été fait ? Probablement en raison du souci prioritaire du pouvoir gaullien de l’époque, de tourner au plus vite la page de la collaboration par un jugement rapide des principaux coupables. La question mériterait de plus amples recherches.
**************************************
De Reynaud en Pétain
Tout le monde subit l’attraction de Churchill... après la guerre.
À en croire leurs mémoires ou ceux de leurs conseillers, les
dirigeants de tous les pays, qui l’avaient laissé si seul lors de la
défaite française à prôner la poursuite de la guerre, partageaient en
1940 l’essentiel de ses analyses, fût-ce dans le secret de leur
conscience. Même si, par ruse ou par nécessité, il leur était arrivé
d’exprimer une opinion assez différente ! Mais ces ouvrages ne se
soucient guère de prouver, par des témoignages solides ou des
documents remontant vraiment à cette époque, l’optimisme de ces
dirigeants sur l’issue du conflit. Un beau livre oublié m’en
fournira un remarquable exemple. Le journaliste Paul-Louis Bret,
qui était un peu à l’information ce que Jean Monnet était à
l’économie - un Français résidant à Londres pendant la drôle de
guerre et tâchant de coordonner les efforts français et britanniques
dans son domaine de compétence - et qui, refusant de choisir
entre Pétain et de Gaulle, s’était installé en Afrique du Nord après
l’armistice, pour se mettre plus tard au service du général Giraud,
ose écrire, s’agissant du remplacement de Chamberlain annoncé à
la radio le l0 mai vers 21 heures, après avoir rappelé que la
concurrence serrée entre Churchill et Halifax était connue de
nombreuses personnes :
« Rarement nouvelle fut accueillie avec une satisfaction plus
unanime. De la droite à la gauche, tout le monde approuva la
décision du souverain qui n’avait pas hésité entre l’homme qui
s’était laissé prendre aux mensonges hitlériens et celui qui les
avait dénoncés. Plusieurs journaux usèrent de la même
métaphore propre à ce peuple de marins : le navire britannique
cessait de dériver et se relevait face au vent [1]. »
Bret est ici en flagrant délit d’invention, délibérée ou non. Car
un journaliste compétent ne pouvait ignorer, au moins sur le
moment, que les supporters de Chamberlain restaient nombreux, et
que les milieux conservateurs en général étaient fort sceptiques, et
sur la nécessité du changement, et sur les capacités du successeur.
Témoin le fait que le discours de présentation du nouveau gouvernement
le 13, déjà cité, fut modérément applaudi sur les bancs très
majoritaires des députés conservateurs, et chaleureusement sur
ceux des seuls travaillistes, dans un contraste remarqué (par les
mémoires de Churchill eux-mêmes !) avec l’ovation qui avait,
quelques minutes plus tôt, accueilli l’entrée de Chamberlain.
Cette amnésie d’après victoire est pour beaucoup dans
l’opinion, si répandue, que la violence de Mers el-Kébir était
superflue et que, dans le parcours triomphant de Churchill,
l’épisode faisait tache. Cessant d’être un crime ou une félonie,
l’acte restait une faute. Pétain et ses ministres, accusés eux-mêmes
de crimes sinon personnellement, du moins par le biais du régime
qu’ils avaient fondé et servi, n’ont jamais négligé d’invoquer cette
brutalité de l’ex-allié comme circonstance atténuante. La justice
ne les a certes pas blanchis mais Laval a payé le prix fort pour tout
le monde et dans cette sévérité un propos radiophonique a joué le
premier rôle : « Je souhaite la victoire de l’Allemagne... » Cette
gifle envers ses compatriotes était censée servir de baume à Hitler,
le 22 juin 1942, pour le premier anniversaire de sa décevante
campagne de Russie, qui était aussi le deuxième de l’armistice
franco-allemand. Inversement, ses collègues ont été crédités un
peu facilement de bons voeux de victoire adressés in petto à
l’Angleterre, même si les jurés restaient sceptiques devant les
raisonnements de leurs avocats, suivant lesquels le retrait de la
guerre de la flotte et des colonies françaises, loin d’éloigner la
victoire alliée, l’aurait rapprochée... puisque le débarquement
d’Afrique du Nord en novembre 1942, certes plus facile avec un
pouvoir vichyste que s’il avait fallu affronter les troupes du Reich,
avait donné le coup d’envoi de la revanche !
Créditer ces opportunistes d’un souhait intime de victoire
anglaise pendant toute la guerre, c’est méconnaître complètement
leur état d’esprit à la fin de juin et au début de juillet 1940.
Précisément parce qu’ils étaient intelligents, patriotes et soucieux
de morale, ils savaient que le fait de quitter le champ de bataille,
sans même remettre la flotte aux Anglais, était un coup bas contre
leur camp, seulement justifiable s’il permettait d’éviter des dégâts
inutiles. Convaincus que l’Angleterre, malgré ses airs bravaches,
allait suivre à brève échéance le même chemin, non seulement ils
ne croyaient nullement à un redressement militaire, mais ils en
venaient même à ne pas le souhaiter, conscients qu’ils étaient de
l’opprobre qu’il attacherait à leurs noms.
Pétain, fatigué sans doute mais encore capable de se concentrer
sur un objectif et de l’atteindre, donne à cet égard le ton dès son
entrée au gouvernement, comme en témoignent tous ses entretiens
ainsi que ses prises de position anti-britanniques lors de la réunion
du comité de guerre, le 25 mai (cf. supra, p. 69).
L’ambassadeur américain Bullitt, le 4 juin, le trouve dans les
mêmes dispositions à l’égard de l’Angleterre. En ce jour ultime de
l’évacuation de Dunkerque qui précède de peu l’offensive
allemande contre le reste, mal défendu, de la France, le maréchal
constate tout d’abord (en vertu d’un culte quelque peu fétichiste
de l’avion qu’il professait depuis le début des années 1930 [2]) que
l’aviation est, dans cette guerre, l’« arme décisive » et que la
France en manque cruellement. Ainsi est-elle sans défense, au
sud-est, contre l’Italie, qui va certainement entrer en guerre - seule cette partie de l’analyse est exacte - et infliger, par ses
bombardiers, de terribles dommages ; ne pourrait-elle pas même,
au moyen de troupes parachutées, aller donner la main aux
Allemands dans la vallée du Rhône en prenant « à revers toute la
région alpestre » ? Quant à l’Angleterre, elle garde égoïstement
pour elle son aviation, « qui seule pourrait combattre les
Allemands ».
Dans ces conditions, dit-il au représentant de Roosevelt,
« il est obligé de constater que les Anglais
“ont l’intention de permettre aux Français de se battre sans aide
jusqu’à la dernière goutte de sang français disponible et
qu’ensuite, avec une grande quantité de troupes, une aviation
forte et une marine dominante, les Anglais, après une courte
résistance ou même sans résistance du tout, feraient avec Hitler
une paix de compromis, qui pourrait même impliquer la
formation d’un gouvernement anglais dirigé par un leader
fasciste”.
[...] Il pensait qu’à moins que le gouvernement anglais n’envoie
en France, pour les engager dans la bataille imminente, à la fois
son aviation et ses divisions de réserve, le gouvernement
français ferait son possible pour conclure immédiatement la paix
avec l’Allemagne en se désintéressant de ce qui pourrait arriver
à l’Angleterre [3]. »
Ce désintérêt pour le sort de la grande alliée, recours suprême
de la patrie écrasée, qui s’exhale trois semaines avant l’armistice,
se mue logiquement, à la veille de Mers el-Kébir, en un souhait
qu’elle soit écrasée à son tour. On peut en croire le même Bullitt,
qui confesse les dirigeants en cours d’installation à Vichy, le
1er juillet, et les trouve tous résignés à un long règne de
l’Allemagne, censée imposer sa loi à Londres et même à
Washington. Nous reviendrons sur ces déclarations capitales, si
proches de l’événement que ce livre tente d’éclairer (cf. infra,
p. 183).
Contentons-nous pour l’instant de relever le défaitisme profond
de Pétain tout au long du mois qui suit son rappel à Paris par
Reynaud et précède son accession à la tête du gouvernement. Cet
état de fait n’est pas parvenu seulement aux oreilles de Roosevelt
et de Churchill. Non content de fonder des craintes anglosaxonnes,
il attise des espoirs germaniques. Car Hitler est informé
de ce défaitisme par une ligne sinon directe, du moins rapide, qui
passe par Madrid. Son ambassadeur Eberhard von Stohrer (1883-
1953) y avait noué de cordiales relations avec le représentant
français, à peine altérées par la déclaration de guerre. Informant
régulièrement son ministère de l’état d’esprit du maréchal, il lui
adresse, le 21 mai, un bilan complet de sa mission, qui vient de se
terminer par sa nomination à la vice-présidence du gouvernement
français. Le même jour, dans une autre dépêche, il fait état des
déclarations on ne peut plus nettes de Pétain aux officiels
espagnols lorsqu’il leur a fait ses adieux, le 17 - un renseignement
recueilli de la bouche du général Yagüe, ministre espagnol de
l’Air :
« à l’occasion de sa visite d’adieux le maréchal Pétain avait
déclaré que seules des troupes françaises de première ligne
pourraient contenir l’offensive allemande, que les troupes de
réserve étaient médiocres et les lignes de communication
sujettes à caution. Les autorités provinciales sont inféodées au
Front populaire, et Reynaud est tout aussi insuffisant que son
prédécesseur [4]. »
Ainsi cet homme peu bavard, rusé et volontiers énigmatique se
met à dire pis que pendre, en temps de guerre et de défaite, sur la
politique intérieure et la situation militaire de son pays, qu’il
représente auprès d’un État étranger, peut-être demain ennemi et,
pour l’heure, gouverné par des amis et des obligés de l’ennemi !
Le verdict prononcé, en 1945, contre lui a finalement écarté, faute
de preuves, l’accusation de « crime d’intelligence avec Hitler dans
la période précédant la guerre » et de complot destiné à « prendre
le pouvoir pour instituer un régime sur le modèle de Franco en
utilisant les services de celui-ci, et au besoin l’appui d’Hitler »,
comme l’indique l’acte d’accusation du procureur Mornet. Ce
télégramme de Stohrer, et bien d’autres de même sorte, saisis en
1945 par les Américains et utilisés au coup par coup selon leurs
besoins propres, auraient pu fournir les pièces à conviction
souhaitées en établissant sinon des collusions précises, du moins
de déloyaux bavardages valant offres de services. Et l’on sait
d’autre part que l’appareil officiel de la diplomatie allemande
était, dès ce temps, doublé par un organigramme d’officiers SS,
sous l’égide du RSHA de Reinhard Heydrich : dans ce cadre
pouvaient se nouer de discrets contacts, hélas fort imparfaitement
archivés. Quant à savoir si Hitler dirigeait la manoeuvre en
personne ou confiait la barre à de jeunes loups comme Walter
Schellenberg - qui allait devenir dès le mitan de la guerre plus
influent sur les Affaires étrangères que Ribbentrop en personne...
mais que les archives disponibles montrent à l’oeuvre en Espagne
dès juillet 1940 [5] -, on incline à trancher ici pour la première
hypothèse, étant donné l’intérêt que le Führer devait porter à un
chef éminent de la Première Guerre mondiale et la grande
compétence de son conseiller diplomatique, le très nazi Walter
Hewel, qui lui sélectionnait les télégrammes et avait toutes raisons
de retenir ceux de Stohrer concernant Pétain.
L’historien doit, certes, prendre ses distances avec les formulations
du procureur. Les préoccupations de politique intérieure sont
ici secondes, même si les maurrassiens et autres adversaires de la
République ne rechignent pas à déclarer que la débâcle condamne
le régime et à l’attaquer en conséquence. De même il ne s’agit pas
exactement de « livrer la France à Hitler », autre thème récurrent
des procès, au sens propre ou figuré, de la Libération41. Il s’agit
plutôt de la déclarer en faillite, et le plus vite possible, pour repartir
sur de nouvelles bases dans un monde modelé lui-même par le
triomphe allemand. La grande excuse de Pétain et de ses partisans - dont eux-mêmes, en se faisant passer pour des churchilliens de
catacombes, renoncent à user - est bien leur conviction que
l’abandon français enfanterait la paix générale. L’armistice est
effectivement, dans ce cas, une façon d’arrêter Hitler, et dans ce cas
seulement. La démarche se proclame patriotique et, à n’en pas
douter, sans hypocrisie : en déposant les armes malgré le veto
britannique - puisque là se situe la seule divergence entre Reynaud
et Pétain - la France est censée agir en pionnière du camp
occidental, qui cesserait de cultiver la chimère d’un proche
écroulement du nazisme pour prendre enfin langue avec lui, en
ménageant, autant que faire se peut dans une conjoncture
désastreuse, les intérêts de chaque puissance. Les projets de
politique intérieure offrent une justification complémentaire : la
France a bien mérité sa défaite par sa décadence, son avachissement,
son oubli des saines traditions notamment religieuses... Se
profile ici la trilogie vichyssoise « Travail, famille, patrie » avec
Dieu en filigrane, et l’opposition de ce régime aux différentes
strates apportées par le XIXe siècle et le début du suivant : égalité,
citoyenneté, laïcité, République et, last but not least, les conquêtes
sociales de ce Front populaire qu’un ambassadeur au képi feuillu
dénigre en Hispanie d’une voix chevrotante. Le gouvernement
Blum et ses successeurs sont accusés d’avoir favorisé le relâchement
et, de façon plus injuste encore, négligé la fabrication du
matériel de guerre en vertu d’un pacifisme bêlant, alors qu’ils l’ont
stimulée aux dépens de leur programme électoral. Les grévistes de
1936 ayant arraché deux semaines de congé, ce n’est pas le
89
41. Cf. par exemple le livre La France trahie et livrée du dirigeant socialiste Charles
Dumas, Paris, Gallimard, 1944.
De Reynaud en Pétain
261 - Mers el-Kébir 18/02/10 11:01 Page 89
caractère dérisoire et tardif de ce nombre qui est souligné, ni bien
sûr le fait que, dans les années 1900, les travailleurs allemands
avaient, les premiers au monde, obtenu une semaine de vacances,
que Hitler s’était bien gardé de supprimer.
Les raisons de politique intérieure sont donc secondes dans le
choix de demander l’armistice, par rapport à l’analyse de la
situation militaire faite par les décideurs, Reynaud compris. De
surcroît, la conduite des affaires internes va bientôt elle-même
devenir tributaire, au moins en partie, de considérations transfrontalières.
On se résigne à la domination, notamment économique,
de l’Allemagne, et on va tâcher de la séduire en imitant son
régime, tel qu’on se le représente. Mais ici la gauche a sa part de
responsabilité ! À force de dire faussement que Hitler surexploitait
sa main-d’oeuvre, on a nourri l’idée que la victoire de 1940 était
celle du travailleur allemand, dur à la peine, contre son collègue
français épris de week-ends en tandem, d’anisette et de belote.
Hitler, à la limite, aurait moins guerroyé et vaincu par appétit de
conquêtes que par une vertueuse indignation devant « notre »
décadence ! Le « redressement » consistant à « remettre la France
au travail », claironné dès avant l’armistice dans les allocutions de
Pétain, est destiné à lui faire savoir que la punition a porté et que
l’élève dissipé peut désormais se voir offrir une seconde chance.
Ainsi, les « origines républicaines de Vichy » - pour reprendre
le titre d’un ouvrage remarqué de la période récente [6] - sont
moins, beaucoup moins, à chercher dans une certaine xénophobie
(qui se serait portée sur les immigrés, souvent juifs, en provenance
d’Europe centrale, puis sur les républicains espagnols, et aurait
abouti aux premiers décrets autorisant à interner ceux-ci, pris par
le gouvernement Daladier en 1939), que dans un sourd et
masochiste sentiment de décadence qui faisait dire à un Georges
Bonnet (le ministre des Affaires étrangères de Daladier), et à
beaucoup d’autres, que la France n’était plus de taille à affronter
l’Allemagne et devait écarter ce risque à tout prix.
Les sentiments des personnalités de cette mouvance envers
l’Angleterre en découlent. La grande nation d’outre-Manche, qui
a si peu encouragé la France à se mobiliser contre le péril nazi, est
elle-même avachie et décadente. Churchill est, dès lors, regardé
comme un impérialiste certes plus énergique que ses prédécesseurs
Macdonald, Baldwin ou Chamberlain, mais préoccupé tout
comme eux de presser le citron français. Sous cette lumière, les
déclarations du 4 juin de Pétain à Bullitt prennent tout leur relief,
et ne le prédisposent pas à être requinqué, ce soir-là, par le vibrant
appel radiophonique à se battre « sur les plages » : assez de
paroles, dit-il en substance, des actes ! Soit l’Angleterre mise à
fond sur la bataille de France (en hommes, en armes et surtout en
aviation), soit elle ira se faire pendre ailleurs, et chacun pour soi !
Ici encore, la différence avec Reynaud est ténue. Aux yeux du
président du conseil, il n’y a pas moyen de se passer de l’accord
anglais pour l’armistice... mais il met tout en oeuvre pour
l’obtenir. D’où la mission confiée dans le même temps à Prouvost.
Et l’intérêt de la réponse anglaise, que Lazareff prête indistinctement
à Beaverbrook et à Churchill : il ne fallait déjà pas aider la
Belgique, gardons nos cartes pour les jouer intelligemment,
laissons à Hitler ce que nous ne pouvons momentanément lui
disputer et regroupons nos forces en vue d’une contre-attaque
digne de ce nom.