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"Shoah par balles" : un bâillon original
La mise au point de Serge Klarsfeld
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En ces temps anniversaires, un préjugé de 1939 se porte bien : l’idée que Hitler, habitué à ce qu’on lui cède, ne s’attendait pas aux déclarations de guerre de l’Angleterre et de la France après son agression contre la Pologne. Il s’étale dans la presse et dans des publications d’historiens réputés.
L’idée n’est pas totalement dépourvue de répondants documentaires, mais presque : toutes ces proses se réclament du témoignage de Paul Schmidt. L’interprète favori du gouvernement allemand, apportant le matin du 3 septembre 1939 la traduction de l’ultimatum britannique à Hitler en présence de Ribbentrop, entend le dictateur dire d’un ton courroucé à son ministre des Affaires étrangères : "Et maintenant ?"
Sur ce sable ont été bâtis des empires. Or la biographie de Hitler abonde en colères indubitablement feintes. Et celle-ci aurait une bonne raison de l’être. Depuis son accession au pouvoir, Hitler s’ingénie à faire oublier en toute occasion son programme de politique extérieure, clairement annoncé dans Mein Kampf en 1925-27. Il prévoyait une guerre rapide et limitée contre la France, facilitée par une alliance avec l’Angleterre et l’Italie, après quoi l’Allemagne se tournerait vers l’est pour conquérir à loisir un immense "espace vital" aux dépens des peuples slaves.
En ce début de septembre 1939, le scénario s’est appliqué impeccablement, à une nuance près. L’alliance anglaise a été remplacée par quelque chose de beaucoup plus élaboré, la complicité bougonne de Londres devant des transgressions allemandes (à l’égard des traités internationaux) de plus en plus audacieuses. Au point où en sont les choses, il est naturel que ce cocktail de complicité et de bougonnerie prenne la forme d’une déclaration de guerre. Car ce qui se passe là est pour le chef nazi un triomphe : l’état de guerre l’aide à appesantir son joug dans tous les domaines et à se lancer dans des meurtres de masse, en commençant par la Pologne, cependant qu’aucun adversaire n’est militairement prêt. A l’abri du tout récent pacte germano-soviétique (propre lui-même à renforcer l’idée qu’il se détourne plus que jamais de Mein Kampf !) il peut liquider en un tournemain la Pologne puis mettre KO la France, pour peu qu’il réussisse à obtenir un un effet de surprise -dont sa léthargie apparente de la "drôle de guerre" ne sera pas le facteur le plus négligeable.
Mais il est à cela une condition sine qua non : qu’il continue d’avancer masqué et qu’aucun dirigeant étranger ne remarque ce qui est en train de se passer. Le moindre soupçon qu’il est fort satisfait d’un état de guerre qu’il a méthodiquement provoqué déclencherait le tocsin, notamment en France. Il faut absolument qu’on croie qu’il entre lui-même dans le conflit à reculons, comme un enfant insupportable qui ne connaît pas "les limites" et que des adultes sont obligés de menacer sérieusement, après avoir cru l’apaiser par des friandises.
L’anticommunisme fait le reste : à Paris comme à Londres on en vient à redouter autant qu’à désirer, sinon davantage, la chute du régime nazi -ne va-t-elle pas créer un vide dans lequel s’engouffreraient des révolutionnaires de gauche ? La défaite allemande elle-même, qui semble probable puisqu’on suppose que le pays s’était préparé pour avaler la Pologne mais non pour affronter les deux grandes puissances occidentales, en vient à apparaître grosse de lendemains redoutables.
Or quoi de plus efficace, pour faire croire que le Führer hésite et tremble devant la perspective d’une guerre européenne, que de tromper ses ministres eux-mêmes, ou du moins certains d’entre eux ? De cette manipulation Joachim von Ribbentrop, revenu triomphalement de Moscou quelques jours plus tôt avec le pacte en poche, est une victime toute trouvée. Il a dissipé la menace d’une dangereuse coalition anglo-franco-soviétique et s’imagine qu’il a "sauvé la paix". Laisser le ministre des Affaires étrangères se pavaner dans ce rôle, et se comporter devant ses interlocuteurs allemands ou non comme s’il comptait ferme que les puissances occidentales, ne pouvant plus secourir la Pologne faute d’un concours soviétique, céderont une fois de plus, est un camouflage performant... dont nous pouvons constater, aujourd’hui encore, l’efficacité.
Voilà qui peut aider à comprendre l’état d’esprit de nos devanciers de 1939 lorsqu’ils se jettent dans le piège, c’est le cas de le dire, tête baissée. Le danger était on ne peut plus pressant mais seuls un Churchill ou un Mandel, parmi les dirigeants de premier plan, en avertissaient leurs compatriotes tout en insufflant un esprit combatif à leurs ministères, hélas impuissants à transformer la drôle de guerre en un conflit réel, l’Amirauté pour l’un et les Colonies pour l’autre. Huit mois plus tard, le Français était emporté comme un fétu, et l’Anglais bien près de l’être.
Puissent les anniversaires de ces événements aider à clarifier, outre des détails toujours plus nombreux, les lignes d’ensemble, encore inaperçues de beaucoup.
Foix, le 25 août 2009
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