édito précédent
On entend parfois dire que les électeurs français vont, le 29 mai, voter pour le nouveau traité de l’Union européenne sans l’avoir lu. C’est hélas possible, du moins pour une majorité d’entre eux, et il faut tenter de convaincre un maximum d’électeurs de s’infliger cet effort, afin de consolider la valeur de ce vote et de lui assurer d’heureux lendemains.
Si toutefois certains, rebutés par la tâche ou surmenés par d’autres travaux, souhaitent se rabattre sur une lecture plus courte, je leur recommande les argumentaires des forces qui appellent à voter « oui ». Les raisons de faire le contraire s’y étalent et plus ces forces s’exprimeront, notamment en mettant à profit le quasi-monopole qu’elles se sont assuré dans les médias, plus les gens prendront conscience de ce qui est en jeu.
Ces argumentaires se devraient de démontrer que ce texte est le meilleur possible. Si ce n’est pas le cas, si par exemple une virgule n’est pas à sa place, le devoir de tout citoyen est de peser, par son bulletin de vote, pour que le texte soit corrigé. Sans doute ce n’est pas grand-chose, une virgule, mais je suis à peu près certain que dans toute l’Europe on prêche aux enfants l’honnêteté au moyen du proverbe « qui vole un œuf vole un boeuf » ou de quelque équivalent local. Eh bien celui qui commence à tricher avec la démocratie, à dire « oui » quand il n’est pas d’accord, par respect, timidité ou négligence, ou pour des motifs, même nobles, extérieurs à la question posée, celui-là ne sert pas la démocratie, quelque attachement qu’il professe à son endroit.
Mais, disent les partisans du « oui », ce texte marque un progrès par rapport aux précédents. C’est même leur argument principal, et de loin, si je laisse de côté les amabilités suivant lesquelles les partisans du « non » seraient des rêveurs immatures, des gamins avides de défoulement, des nombrilistes refusant de voir les ensembles dans lesquels s’inscrit la France, des fraudeurs prétendant que la directive "Bolkestein" sur la libéralisation des services fait partie de la constitution, des inconscients qui font le jeu de Le Pen, voire -Jacques Julliard à l’instant sur France-Culture- des frustrés sexuels, délaissés par leur "petite amie" et en quête du premier bouc émissaire pour exprimer leur rage. Lorsque, donc, ces débatteurs pleins de respect pour leurs adversaires plaident que ce traité est meilleur que les précédents, voudraient-ils dire que les précédents étaient bons et celui-ci absolument excellent ? Hélas non. Il semblerait plutôt, à les en croire, que les précédents textes aient été mauvais, et qu’ils le découvrent aujourd’hui. C’est tout à leur honneur (on attendrait toutefois, chez des pécheurs repentants, un peu moins d’arrogance). C’est surtout le traité de Nice (1998) qui fait l’objet de leur vindicte. Si on ne vote pas la constitution, on « retombe » dans Nice. Ah oui ? Alors, dites-nous quelle quotidienne calamité imposerait qu’on en sorte d’urgence, n’importe comment, en ne se donnant pas toutes les chances de faire un bon texte et en se contentant de l’ambition, modeste selon vos propres dires, d’obtenir un texte « meilleur que Nice ».
Si, plus haut, l’affirmation qu’on pouvait et devait voter « non » pour une question de virgules a inquiété certains, qu’ils se rassurent, et si elle en a réjoui d’autres, qu’ils se désolent : j’ai aussi des objections de fond et je vais présenter les deux principales.
Dès les premières lignes on nous dit que, sur le marché intérieur européen, la concurrence doit être « libre et non faussée ». Peu de gens disconviennent que ce soit là une proclamation libérale. Mais certains partisans du « oui » disent qu’une constitution est un cadre juridique, qui n’a pas à indiquer quelle politique on va faire, et que donc on n’a pas à tenir compte de cette phrase. Vraiment ? Cependant, si une telle injonction ne figure pas pour l’instant, par exemple, dans la constitution française, ce n’est peut-être pas seulement parce qu’elle n’a rien à y faire, mais aussi parce qu’elle est dépourvue de sens. La concurrence est toujours faussée, soit par les entreprises lorsqu’elles s’entendent (cas du cartel pétrolier depuis 1928, ou plus récemment, en France, des opérateurs du téléphone mobile), soit par l’Etat lorsqu’il se décide à mettre un peu d’ordre : lois anti-trusts aux Etats-Unis, règlements de sécurité onéreux qui mettent en faillite les entreprises les plus fragiles, etc.
Donc de trois choses l’une : soit l’approvisonnement pétrolier de l’Europe, au lendemain de l’adoption définitive de ce traité, bannira rigoureusement Shell, BP, Exxon et quelques autres, et son marché du téléphone mobile sera interdit à Bouygues, France-Telecom et SFR, pour cause de propension bien ancrée à fausser la concurrence, soit il faut absolument retirer cette phrase, soit cette constitution n’engage personne à rien, et il faut en faire une autre. Il semble que ses rédacteurs aient confondu ou mêlé deux préoccupations : celle de donner une bonne constitution à l’Union européenne, et celle de graver dans le marbre les principes de la mondialisation libérale avant que les peuples aient eu le temps de trop y réfléchir.
Un autre article (1-41) impose que la politique militaire de l’Union soit « compatible » avec celle de l’OTAN, une organisation dirigée depuis sa fondation par un général américain, nettement plus porté à écouter son gouvernement que ceux des autres pays membres. Aucun gaulliste ne devrait approuver cette disposition, non plus qu’aucun adversaire de la guerre en Irak, même si dans ces deux catégories de personnes, qui d’ailleurs se recouvrent en partie, certaines, en France ou ailleurs, semblent ne point l’avoir encore remarquée. C’était mon cas, je l’avoue, en 1992... car la phrase figurait déjà textuellement dans le traité de Maastricht. Mais tiens, comme c’est curieux, les partisans du « oui » s’en prévalent pour dire qu’il n’y a dans le nouveau texte, sur ce point, « aucune aggravation », et ajoutent que cette disposition n’a pas empêché la France, non membre de l’OTAN, et l’Allemagne, qui en est membre, de prendre position contre la guerre d’Irak. Sans doute, mais précisément Bush fils piétinait ouvertement la légalité internationale et il n’eût plus manqué que cela, qu’il invoquât des bribes de traités jouant en sa faveur pour forcer les adversaires de cette voie de fait à l’approuver ! Ne serait-ce pas l’occasion justement de faire un texte « meilleur que Maastricht », plutôt que d’y laisser subsister des bombes à retardement ? Continuons comme cela, et Bush petit-fils utilisera les militaires européens pour convoyer et déposer, après coup, les armes de destruction massive au domicile du suspect !
En conclusion, ce texte inapplicable n’est peut-être pas, en lui-même, gros des catastrophes immédiates que prédisent certains partisans du « non ». En revanche, un succès du « oui » serait à coup sûr néfaste. Une aggravation des conditions de travail ou de rémunération dans une entreprise ou une région, le retrait d’une subvention à une petite salle de cinéma qui lutte pour survivre pourraient être justifiés par la « concurrence libre et non faussée », non parce que l’expression aurait plus de sens demain qu’aujourd’hui, mais parce qu’elle aurait reçu l’onction du suffrage universel dans un « grand pays fondateur de l’Union ». Et puisque 82% des électeurs de ce pays ont voté pour un président par rejet de l’extrême droite, je terminerai en disant que le score souhaitable pour le « non », celui qu’il faut viser sans relâche jusqu’au dernier jour et qui ferait le mieux réfléchir l’opinion publique en Europe et dans le monde, en balayant l’idée que les Français sont « contre l’Europe », « frileux » ou « souverainistes », serait un score voisin du précédent. Copie mauvaise, à refaire, point.
Et pourquoi, pas, cette fois, faire discuter les peuples pendant la période de rédaction ?
édito suivant